Juliane Schröter

Une Vision Intégrale de la Souveraineté Numérique Universitaire

Panel : The Initiators - Panoramai Geneva

Un Concept Multidimensionnel Face aux Défis Contemporains

Juliane Schröter ouvre le débat sur la souveraineté numérique suisse en posant une question fondamentale qui structure toute sa réflexion : « De quelle souveraineté numérique suisse parlons-nous ici ? Parlons-nous de souveraineté au sens d'une indépendance technologique ou infrastructurelle, ou bien de la capacité à contrôler la diffusion de nos données ?» Cette interrogation révèle d'emblée une approche nuancée qui refuse les définitions simplistes.

Pour la Vice-Rectrice, la réponse à la question initiale du panel - la souveraineté numérique est-elle une nécessité ou une opportunité - est sans ambiguïté : « Ma réponse est clairement les deux.» Elle ancre cette position dans le contexte géopolitique actuel : « Au vu des risques géopolitiques actuels, c'est une nécessité, c'est clair. En même temps, davantage de souveraineté numérique représente aussi une opportunité, par exemple, celle d'augmenter notre sécurité, de renforcer notre démocratie ou de promouvoir nos valeurs.»

Schröter développe une vision tripartite de la souveraineté numérique qui englobe l'indépendance technologique et infrastructurelle, la capacité à contrôler la diffusion des données, et « la compétence à utiliser le numérique de manière autonome et éclairée». Elle affirme avec conviction : « Tous ces aspects devraient faire partie d'un concept intégral de souveraineté numérique suisse, et nous aurons besoin de renforcer notre souveraineté dans chacun de ces domaines.»

La Contribution de l'Université de Genève : Trois Axes Stratégiques

Interrogée sur le rôle de l'Université de Genève dans cette ambition de souveraineté, Schröter structure sa réponse en « trois blocs et 180 secondes», démontrant une capacité de synthèse remarquable sur des sujets complexes.

Premier axe : L'indépendance technologique par la recherche

Sur l'indépendance technologique, Schröter reconnaît que celle-ci « dépend fortement de la recherche dans les autres écoles suisses» tout en affirmant que « l'Université de Genève y contribue activement». Elle met en avant l'expertise locale : « Nous avons des spécialistes en intelligence artificielle, par exemple, dans le domaine de large scale and high dimensional issues ou de la sample efficiency and machine learning. Juste pour donner quelques exemples.»

La Vice-Rectrice se montre enthousiaste à l'idée de positionner Genève comme acteur central de la gouvernance numérique : « Faire de Genève, la capitale de la gouvernance numérique, comme le propose une motion actuellement traitée par le Grand Conseil ? Oui, volontiers, l'Université de Genève serait un partenaire idéal pour ce projet.»

Cependant, elle tempère immédiatement cet enthousiasme par un avertissement budgétaire préoccupant : « Mais l'avenir d'un tel projet ou d'initiatives comparables visant à faire de la Suisse un modèle en matière de souveraineté numérique dépend du financement, de la recherche de pointes et des grands projets infrastructurels.»

Son inquiétude culmine lorsqu'elle évoque les coupes budgétaires massives : « Le domaine de la formation, de la recherche et de l'innovation est particulièrement touché par le programme d'économie présenté par le Conseil fédéral en juin. Celui-ci prévoit plus de 460 millions de coupes par an, soit presque 4 milliards sur 3 ans. Pourquoi ? Je ne le sais pas.» Cette question rhétorique souligne l'incompréhension face à des décisions qui semblent contradictoires avec les ambitions affichées de souveraineté numérique.

Deuxième axe : Le contrôle des données et les LLM souverains

Sur le volet crucial du contrôle et de la diffusion des données, Schröter détaille les infrastructures et politiques mises en place : « Nous disposons, par exemple, de nos propres centres de données, d'une politique des données. Nous travaillons actuellement sur la mise en place de LLM souverains pour toute la communauté.»

L'université a également développé un cadre d'utilisation complet : « Nous avons défini les principes et règles, des recommandations pour l'utilisation des intelligences artificielles génératives, accompagnés bien sûr d'offres de formation et de sensibilisation, le tout visant, entre autres, à contrôler la diffusion de nos données.»

Néanmoins, Schröter identifie un obstacle majeur : la complexité du cadre législatif cantonal. « En observant les débats au Grand Conseil, on ne peut que constater que de nombreuses femmes et hommes politiques à Genève ont bien compris cet enjeu. Genève veut être phare et c'est évidemment excellent. Cependant, dans la pratique, il n'est pas toujours facile pour l'Université de Genève de trouver des solutions numériques conformes au cadre légal. Celui-ci est souvent cantonal et les solutions standards du marché ne sont pas toujours adaptées.»

Cette réalité pratique conduit Schröter à plaider pour une harmonisation législative : « Ce qui serait souhaitable dans mon point de vue personnel, c'est donc d'aller vers une protection forte des données via une législation homogène dans toute la Suisse, voire dans toute l'Europe. Autrement dit, passer d'une souveraineté numérique genevoise à une souveraineté numérique suisse, voire européenne.» Cette vision d'une souveraineté à échelle variable, du cantonal à l'européen, démontre une compréhension pragmatique des limites de solutions purement locales.

Troisième axe : La compétence individuelle et l'autonomie intellectuelle

Le troisième volet de la contribution universitaire concerne « la souveraineté numérique comme compétence individuelle à utiliser les numériques et les intelligences artificielles de manière éclairée». Pour Schröter, cet objectif « constitue aujourd'hui un objectif fondamental pour une université comme la nôtre.»

Sa position sur l'utilisation de l'IA générative est résolument favorable : « C'est pourquoi l'Université de Genève est favorable à l'utilisation des intelligences artificielles génératives. Elles sont déjà intégrées dans de nombreux cursus et nous proposons diverses formes de soutien aux enseignantes, enseignants, étudiantes et étudiants.»

Cependant, elle reconnaît l'existence de débats internes significatifs : « Toutefois, je ne vous cache pas qu'il y a beaucoup de discussions internes à l'université autour des intelligences artificielles génératives. Au moins certains de mes collègues craignent que les outils basés sur l'IA générative rendent les étudiants et étudiantes dépendants et donc nettement moins souverains dans la rédaction de leurs travaux académiques.»

Une Perspective Historique sur l'Évolution des Compétences

Face à ces craintes de dépendance, Schröter développe une argumentation historique particulièrement éclairante. Elle adopte une perspective de longue durée sur l'évolution des capacités cognitives humaines face aux technologies : « À l'époque où les livres ou les outils d'écriture étaient rares et encore très chers, les étudiants et les professeurs avaient une capacité étonnante à mémoriser. Aujourd'hui, nous avons clairement perdu ces capacités. Est-ce grave ? Non, je ne pense pas.»

Cette analogie historique lui permet de relativiser les inquiétudes contemporaines : « Dans la même manière, nous perdrons certainement, par exemple, la capacité à rédiger nous-mêmes des textes dans tous les détails. Est-ce grave ? Non, je ne crois pas.»

Pour Schröter, ce qui importe n'est pas la préservation de compétences techniques spécifiques, mais le maintien de capacités intellectuelles de niveau supérieur : « Car d'autres compétences resteront importantes, par exemple décider si le texte ou l'analyse proposée est bonne ou, plus important encore, savoir ce que l'on veut découvrir et pour quelles raisons.»

Cette vision s'inscrit dans une philosophie éducative qui valorise le jugement critique, la capacité d'évaluation et la clarté intentionnelle plutôt que les compétences d'exécution technique. Elle suggère que l'université doit former des esprits capables de mobiliser intelligemment les outils à leur disposition plutôt que de maîtriser chaque étape du processus de production intellectuelle.

Régulation et Innovation : Un Équilibre Nécessaire au Marché

Interrogée sur les investissements publics nécessaires et les prochaines étapes, Schröter souligne d'abord l'importance du dialogue : « Il n'y a pas une réponse à cette question. Je crois qu'il y a beaucoup, beaucoup de réponses à cette question.» Elle insiste sur la valeur de forums comme Panoramai : « Avoir des discussions comme celles que nous avons aujourd'hui, ça aide beaucoup parce que ça nous aide notamment à renforcer la sensibilisation pour ce sujet.»

Cette sensibilisation doit déboucher sur une influence politique et économique : « Je crois que ça devrait passer par un vrai discours public qui pourrait ensuite amener à de bonnes décisions politiques d'abord, mais bien sûr aussi à de bonnes décisions des milieux économiques et entrepreneuriaux.»

Plus tard dans le débat, Schröter apporte une contribution décisive sur l'articulation entre innovation et régulation, souvent perçue comme contradictoire. Elle énonce une chaîne de valeur claire : « Pour l'innovation, il faut avoir un produit pour lequel il existe un marché. Pour un marché, au moins en Europe, il faut avoir la confiance des consommateurs et consommatrices. Et pour cela, on a besoin d'une réglementation.»

Cette formulation élégante positionne la régulation non comme un frein à l'innovation, mais comme un facilitateur essentiel de la confiance nécessaire au développement commercial. Elle suggère que dans le contexte européen, loin de ralentir l'innovation, un cadre réglementaire approprié constitue une condition préalable à l'acceptation et à l'adoption des technologies par le marché.

Points clés de la contribution de Juliane Schröter :

  • Vision tripartite de la souveraineté : technologique, données, compétences

  • Expertise universitaire en IA et engagement pour LLM souverains

  • Alerte sur 4 milliards de coupes budgétaires menaçant la recherche

  • Plaidoyer pour harmonisation législative suisse puis européenne

  • Position favorable à l'IA générative avec perspective historique rassurante

  • Régulation comme créatrice de confiance nécessaire au marché européen

  • Valorisation du jugement critique sur les compétences techniques d'exécution